À propos et autour du séminaire
«Communication Processes and Social Transformation »

(Poona, 8-13 /1/1996) organisé par le
Centre for Cooperative Research in Social Sciences de Poona [1]

Bulletin de l'Ecole Française d'Extrême Orient, tome 83, 1996, p. 336-346.



Le Centre for Cooperative Research in Social Sciences (Centre de Recherche Coopérative en Sciences Sociales, ci-après C.C.R.S.S.) de Poona, dirigé par Guy Poitevin, a organisé du 8 au 13 janvier 1996 à Poona, centre culturel de l'État du Maharashtra (Inde), un séminaire international intitulé « Communication Processes and Social Transformation », avec le concours de la Fondation pour le Progrès de l'Homme (ci-après F.P.H.) de Paris, représentée par Catherine Guernier.

Répondant à l'invitation de la F.P.H., plusieurs participants sont venus de plusieurs pays du monde. [2]Les invités du C.C.R.S.S. comprenaient une trentaine de responsables d'associations indiennes et de travailleurs sociaux issus de différentes régions de l'Inde, [3]une équipe d'animatrices et d'animateurs appartenant au C.C.R.S.S. ou à la Village Community Development Association (ci-après V.C.D.A.), [4]association liée au C.C.R.S.S., des chercheurs européens travaillant en Inde [5]et quelques personnalités connues pour l'intérêt qu'elles portent aux travaux du C.C.R.S S. [6]

Bien que cette manifestation eût un caractère non universitaire, il a paru important d'y consacrer une chronique, compte tenu du caractère peu banal de cette rencontre: une soixantaine de personnes; une dizaine de langues, sans que l'anglais n'en écrase aucune, avec des traducteurs qui ont fait de leur mieux; des personnalités de tous les bords, de toutes les formations et de tous les niveaux scolaires ou universitaires, sans que personne ne se sente mal à l'aise à aucun moment; une organisation rigoureuse et minutieuse, soucieuse de tous les détails matériels, mais veillant en même temps à désacraliser la solennité des interventions, en n'établissant pas au préalable une liste et un ordre de passage des intervenants.

Guy Poitevin et la fondation de la Village Community Development Association et du Centre for Cooperative Research in Social Sciences

Il faut noter d'entrée de jeu que Guy Poitevin a toujours voulu que les deux organisations qu'il a fondées, la V.C.D.A. et le C.C.R.S.S., ne soient pas l'émanation d'une seule personne irremplaçable et omniprésente, qu'il s'agisse de lui ou de quelqu'un d'autre, et qu'il a de ce fait constamment oeuvré, et oeuvre encore, pour leur conférer des statuts garantissant un fonctionnement démocratique. Pour autant, la fondation de la V.C.D.A. et celle du C.C.R.S.S. doivent tout de même être considérées dans un premier temps comme des étapes dans le parcours intellectuel de Guy Poitevin, que nous allons brièvement évoquer.

Né en 1934 en France, Guy Poitevin fait des études de philosophie à l'université Gregoriana de Rome -- où il reste cinq ans --, puis en Sorbonne à Paris. Enseignant plus tard cette discipline, il fait partie des premiers qui initient leurs élèves aux courants philosophiques indiens. En 1967, Guy Poitevin fait partie d'un groupe de visiteurs français à Poona désireux de découvrir en profondeur l'Inde au quotidien. Il y vient à nouveau en 1969 avec ses élèves. À l'origine de ces voyages -- qui prenaient la forme d'échanges entre la France et l'Inde dans le cadre d'une association appelée « Friends of France » -- était Achyut Apte, un ingénieur formé à Grenoble, qui travaillait alors au barrage de Khadakwasla, en amont de Poona: l'aide de ce dernier, dont il faut noter qu'il avait lancé des foyers et des programmes d'éducation pour les jeunes issus des campagnes, fut décisive pour Guy Poitevin, qui revint en Inde en 1972, pour un séjour de longue durée cette fois. [7]

Pendant ces premières années à Poona, Guy Poitevin découvre qu'il y a un énorme hiatus entre ce que les clichés occidentaux d'une part, mais aussi les élites de Poona d'autre part, lui présentent de la société indienne et ce qu'il observe par lui-même. Ces représentations sont des constructions indexées sur les valeurs des classes socio-culturellement dominantes, qui les mettent en circulation en contrôlant et en imposant les modes de communication par lesquels elles s'imposent à ceux-là mêmes qui en pâtissent -- et qui finissent par les intégrer dans leur comportement social. Ne faut-il pas d'abord aller à la rencontre de ces humbles, sans idée préconçue, sans mépris ni complaisance, et en jouant franc jeu ?

À partir de 1972, Guy Poitevin a des contacts « libres et personnels » -- selon sa propre expression -- avec des étudiants d'origine rurale avec lesquels il conduit une première recherche psycho-sociologique. [8] Plutôt que de développer une conscience sociale critique correspondant à leur niveau d'études, ces groupes de jeunes lui en sont apparus d'autant plus dépourvus qu'ils étaient avancés dans leurs études. Le système d'éducation contribue le plus souvent à aliéner les « éduqués » des milieux dont ils sont issus -- et avec lesquels ils deviennent incapables de se mettre en rapport.

Dans ces mêmes années, il rencontre son épouse Héma Rairkar (née en 1939), originaire de Poona: celle-ci, après une formation en sciences économiques, menait depuis 1963 des activités de recherche et de documentation au Gokhale Institute de Poona, où elle contribua notamment à une bibliographie de l'histoire économique de l'Inde. Héma Rairkar a travaillé dans cette institution jusqu'en août 1991, date à laquelle elle a pris une retraite anticipée pour consacrer tout son temps aux programmes du C.C.R.S.S. En marge de son travail au Gokhale Institute, elle a étudié les formes de fiscalité et les systèmes économiques. [9]D'autre part, sensibilisée très tôt aux problèmes de la législation relative à l'intouchabilité, c'est à ce sujet qu'elle a consacré une autre étude. [10]

Guy Poitevin décide alors de rester en Inde, et prend la nationalité indienne qu'appelle son engagement au service des groupes sociaux marginalisés de l'Inde. Il a alors déjà acquis une maîtrise du marathi écrit et parlé, qui lui permet de mener cette tâche dans les meilleures conditions de communication et de compréhension.

En 1978, Guy publie en collaboration avec Denis Von der Weid un ouvrage [11]sur une expérience de « conscientisation », dont il s'était inspiré pour lancer un premier programme d'animation socio-culturelle avec des étudiants des groupes d'Achyut Apte sous l'égide du docteur Modak [12]à Khanapur.

La V.C.D.A., mouvement d'action sociale et politique, est créée en 1978 pour encourager et faciliter les essais de conscientisation socio-culturelle et d'auto organisation, chez les laissés-pour-compte du développement afin d'explorer des voies possibles d'intervention 5 sociale dans la perspective de Paolo Freire. [13]

En 1982, c'est la fondation du C.C.R.S.S. avec le concours de spécialistes en sciences sociales de diverses institutions universitaires françaises [14]et indiennes, parmi lesquels on mentionnera P.H. Chombart de Lauwe, V.M. Dandekar [15]et Y.B. Damle [16]. Sa vocation est de mettre en oeuvre des recherches en sciences sociales visant à éclairer les processus de changement et de développement sociaux, en coopération avec des chercheurs travaillant dans les mêmes perspectives.

Comme on le voit, le passage de la France à l'Inde a été progressif, fait de ténacité et de patience, et c'est peu à peu, par expérimentations et mises au point successives, que se sont concrétisés les savoir-faire et les actions d'intervention sociale.

La Village Community Development Association et le Centre for Cooperative Research in Social Sciences

Bien qu'étant des institutions distinctes et ayant chacune des pratiques différentes, ces deux organisations n'en partagent pas moins les mêmes références, qu'il importe d'expliciter, avant de les décrire l'une et l'autre. Leurs pratiques et leurs méthodes de travail respectives, s'inspirent principalement d'une part de la notion de « conscientisation », développée par Paolo Freire, à laquelle Guy Poitevin préfère ce qu'il appelle l'« action socio-culturelle », et d'autre part de celle de « culture-action », telle que l'a définie P.H. Chombart de Lauwe. [17] Pratiquement, l'« action socio-culturelle » conduit à la « culture-action », en prenant la forme d'une « recherche-action ». Un mot-clé permet de comprendre le passage de l'une à l'autre dans la pratique de ces deux organisations: il s'agit du terme « coopératif » [18], présent d'ailleurs dans le nom du C.C.R.S.S. Chez Guy Poitevin, la notion de « coopératif » est à comprendre à partir de celle de « participatory » [19](que nous rendons en français par le néologisme « participatoire » [20]) , dont elle se veut une version améliorée propre au contexte particulier et à la situation présente de l'Inde contemporaine.

La « recherche-action », participatoire ou coopérative, reconnaît comme légitime la contribution de l'informateur à la production du nouveau savoir qui résulte de sa mise en oeuvre. Autrement dit, contrairement à ce qui se passe dans la recherche sociologique ou anthropologique académique, au terme de laquelle l'informateur ne quitte pas son statut d'informateur, en «recherche-action» ce dernier est partie prenante au résultat obtenu « coopérativement ». L'espace de communication inauguré en reconnaissant aux « silencieux » la pertinence de leur discours [21]devient le milieu de production d'un savoir social: la recherche théorique ne se dissocie pas ici d'un but pratique, l'intervention sociale efficace. Dans le contexte indien, toutefois, la pratique de la recherche participatoire, où l'informateur devient partenaire et co-producteur du savoir, tend à se réduire à l'utilisation des ressources de la dynamique de groupes et des techniques de communication, s'estimant satisfaite quand elle a fait parler et participer, mais ayant omis de se demander qui fait parler et de quoi on fait parler . [22]

Dans quelles conditions le savoir social ainsi produit est-il authentique et quels buts peuvent légitimer une telle production ? Qui peut prétendre légitimement produire du savoir social adéquat ? La recherche coopérative, en tant qu'amélioration de la recherche participatoire, vise à une prise de parole spontanée par une communauté, par la voix d'interlocuteurs agréés par celle-ci et avec ses propres media, le tout en vue d'une expression politique contestataire. [23] Cela exige en particulier une formation spécifique des animateurs, qui sont habituellement issus de milieux très faiblement scolarisés.

La Village Community Development Association

La V.C.D.A. est une association enregistrée auprès du Charity Commissionner [24], dotée de ce fait d'un statut légal d'institution (en marathi samsthâ). Le corps des animateurs engagés dans l'action effective au niveau des villages [25]comprend une centaine de volontaires ayant une activité par ailleurs (agricole dans la plupart des cas): la V.C.D.A. a en effet pour principe de ne pas fournir d'emplois à temps plein, à l'heure précisément où les organisations sociales non gouvernementales de l'Inde auraient tendance à se fonctionnariser et où, dans la profession, certains aimeraient établir une échelle des salaires, de la fonction de travailleur social (social worker) à celle de directeur de projet (project holder).

Avec des financements d'origines diverses (pour l'essentiel maintenant de l'organisation Bread for the World de Stuttgart, de Terre des Hommes-Allemagne et du Comité Catholique contre la Faim et pour le Développement de Paris), la V.C.D.A. couvre le vaste et contrasté district de Poona.

Guy Poitevin, depuis maintenant plusieurs années, s'est mis à l'écart de la V.C.D.A., et a cédé ses « prérogatives » à Sitaram Bajare, un animateur de 46 ans, originaire de Burkegao, au nord-est de Poona, où il est exploitant agricole. Ayant commencé des études d'ingénieur, il dut les interrompre lors de la grande sécheresse de 1972. Autodidacte, il a été sarpânch[26]-- socialiste -- de son village, et s'est rendu en France en 1989, où il a pu se familiariser avec un autre contexte socio-culturel. Tous ces éléments, ainsi que son intégrité et sa maîtrise de l'anglais (acquise récemment, à force de travail), l'ont désigné pour être le présent chef du mouvement.

Compte tenu de la variété des programmes et de l'étendue de la sphère d'influence de la V.C.D.A., et pour éviter d'éventuelles dérives, un comité regroupant les huit principaux animateurs a été mis sur pied. Celui-ci comprend trois femmes, parmi lesquelles on notera Tarabai Ubhe (35 ans) et Kusum Sonawane (38 ans) [27], deux figures importantes de l'organisation dans la région du Mawal, à l'ouest de Poona, qui participent également activement aux activités de recherche du C.C.R.S.S. Parmi les autres personnalités du mouvement, on notera Kachru Salve de Shirur, au nord-est de Poona, Prabhakar Gare du Mawal et surtout Pandit Padalghare, du Mawal également, qui est sans doute celui qui a le mieux intégré dans sa réflexion et sa pratique les notions de démocratie et d'égalité -- en particulier d'égalité des sexes.

Les préoccupations de la V.C.D.A. se reflètent dans ses programmes: emploi, travail des enfants, santé, auto-formation, etc. Nous n'entrerons pas dans le détail et soulignerons plutôt deux grandes étapes de l'organisation dans le passé récent.

Le Centre for Cooperative Research in Social Sciences

Centre de recherche à part entière, le C.C.R.S.S. a par définition un mode de fonctionnement différent de celui du V.C.D.A. Tout d'abord, son comité, dirigé par le sociologue Y.B. Damle, est constitué de personnalités scientifiques, [30]à même de suivre les orientations du C.C.R.S.S.

D'autre part, les chercheurs qui travaillent dans le cadre du C.C.R.S.S., bien que peu diplômés et de ce fait académiquement non habilités, doivent être à même de conduire une recherche, et partant de regarder de manière critique et distanciée leur sujet, ce qui requiert un certain niveau d'instruction -- il arrive au contraire que certains animateurs de la V.C.D.A. soient complètement illettrés -- et ce qui n'exclut pas, bien au contraire, les personnes issues de milieux urbains ou semi-urbains, qui se sont déjà éloignés des activités traditionnelles de leur famille. [31]

Le C.C.R.S.S., qui est principalement financé par l'Unesco (sur un fonds octroyé par les Pays-Bas) et par la Fondation du Progrès de l'Homme, [32]a des programmes de recherche, dont le plus en vue -- depuis maintenant plusieurs années -- est celui qui concerne les chants de femmes à la meule (en marathi ovî). Héma Rairkar, qui peut être considérée comme l'une des chevilles ouvrières du C.C.R.S.S., participe à tous les programmes, mais son nom est plus particulièrement lié à deux d'entre eux:

Mais ces deux programmes ne doivent pas dissimuler les autres, qui n'ont pas encore pris cette ampleur.

Le séminaire « Communication Processes and Social Transformation »

Comme on l'a esquissé ci-dessus, le but de la « recherche-action », tout en visant à produire d'une manière « coopérative » un savoir social, est de se donner les moyens de susciter une prise de parole spontanée et une expression politique autonome parmi les groupes sociaux cibles de l'action. L'accès à la communication et les enjeux politiques de celle-ci constituant donc l'objet principal de ce type de recherche, il n'y a rien d'étonnant à ce que ces sujets aient été les thèmes retenus par le C.C.R.S.S. pour le séminaire qu'il a organisé.

L'intention n'était certes pas de faire un séminaire de type académique, où chaque participant aurait présenté des résultats de ses recherches à des confrères. Il ne s'agissait pas non plus d'examiner, en s'y limitant, les nombreux tenants et aboutissants des théories de la communication. La rencontre visait à favoriser une auto-investigation collective des expériences de communication dans l'intervention sociale des participants afin de rendre celle-ci plus efficace et plus adéquate à son objet, c'est-à-dire capable de générer des transformations sociales. Bref, il était question de réfléchir sur les processus de communication sociale pour mieux agir sur eux en vue d'une restructuration sociale.

Une originalité de ce séminaire était l'attention particulière qu'il accordait aux formes de communication traditionnelles, auxquelles il consacra une journée de travail intitulée « Between Tradition and Modernity ». Le séminaire ambitionnait par ailleurs de mettre l'Inde en perspective avec d'autres pays que ceux de l'Asie sanscritisée et de l'Europe occidentale, mais, de ce point de vue, il a probablement été une occasion manquée, de manière particulièrement frappante dans la journée « Between Tradition and Modernity », où la participation de la plupart des étrangers invités a été plutôt décevante, et ce alors que les participants de l'Inde se sont tous sentis concernés au premier chef dans les discussions très animées qui caractérisèrent cette session.

La logistique du séminaire était à la hauteur de la participation. Se relayant, plusieurs interprètes professionnels ont facilité les communications et les échanges, qui se sont le plus souvent déroulés en anglais et en marathi. Des spécialistes de la communication parmi les participants en faisaient un compte-rendu quasi simultané sur ordinateur, cependant que l'intégralité des débats était enregistrée. L'accueil, les transports et l'hébergement n'ont pas laissé transparaître les nombreuses et fastidieuses démarches et les arrangements préalables que leur organisation a nécessités.

L'abondante littérature produite par les différents participants à l'occasion du séminaire avait été préalablement envoyée à chacun d'eux, et tous étaient censés en avoir pris connaissance à l'arrivée à Poona. S'étalant sur six jours, l'agenda était dense, trop chargé sans doute compte tenu du nombre de participants et des inévitables délais de traduction.

Conformément à la formule pratiquée dans les journées d'auto-formation de Vitthalwadi, le premier jour et la matinée du lendemain, les participants étaient invités à se présenter. L'aspect subjectif et informel de ces auto-introductions a été l'une des réussites de ce séminaire, selon l'avis même de Guy Poitevin. Au-delà de l'aspect très ritualisé en Inde -- et de fait parfois stéréotypé -- des présentations et de leurs lieux communs dans le milieu des activistes sociaux (insistance, d'une part, chez certains sur la pauvreté du milieu d'où ils étaient issus, insistance parfois suspecte, laissant planer des doutes sur la véracité psychosociale des autobiographies; pétitions de principes anti-brahmanes, d'autre part, au caractère presque obligé), au-delà également du liant créé par cette première étape, qui a permis au séminaire de « prendre » sur le plan des contacts humains, la séance des auto-introductions, même si elle a pu laisser plus ou moins sceptiques des participants au profil plus universitaire, a été l'occasion d'une expérience de communication entre acteurs sociaux engagés, un début de « recherche-action » menée en commun, illustrant le fait qu'il ne saurait y avoir de conceptualisation sans l'épreuve de la pratique, ni de pratique sans une prise de conscience collective de ses implications, ni enfin d'échange de savoir sans un esprit d'engagement partagé. Il s'est passé quelque chose à ce moment-là, car il est de fait que certains participants, qui étaient venus pour voir et ne comptaient pas rester pour l'ensemble du séminaire, [38]ont alors changé d'avis, s'avérant en fin de compte les plus assidus et ceux qui se sentaient le plus concernés. [39]

La suite du séminaire était divisée en trois unités thématiques, « Social Actors as Communicators », « Between Tradition and Modernity » et « Media, Ways and Means vs. Social Relations of Communication », dans lesquelles chacun faisait part, à sa façon -- et dans sa langue, une personne ne parlait que télougou -- du contenu et de l'orientation de ses expériences. Chacune de ces interventions donnait naissance à un dialogue aux facettes multiples, qui n'a pas toujours été exempt de quelques tensions ou de confusions.

Instaurant des pauses bienvenues dans le déroulement du séminaire, un après-midi a été réservé à la rencontre en sous-groupes d'équipes d'action sociale ou culturelle de Poona, et une journée a été consacrée à des visites de villages, notamment de Pabal, à l'occasion desquelles ont pu avoir lieu des discussions avec des animateurs et animatrices ruraux sur leur terrain, le tout se trouvant agrémenté de séances de théâtre de rue et de repas campagnards. Plusieurs enregistrements vidéographiques ont été présentés, commentés par leurs auteurs et discutés. Des chansons paysannes et des chants de la meule, des mimes, des danses remplissaient de courtes récréations. Tous se retrouvaient le soir autour d'une même table où s'échangeaient des conversations variées.

On ne s'est jamais fourvoyé en généralités sur le développement, risque dont semblaient conscients les participants dans leur ensemble ou en considérations purement techniques sur les usages de la vidéo chez les marginaux, dont il a été beaucoup question. Si le ton a parfois monté, les échanges sont restés respectueux. Des questions plus intéressantes se sont souvent trouvées diluées dans l'échange non-critique de concepts très généraux où chacun pouvait facilement trouver son compte sans pour autant faire avancer les discussions: la qualité de celles-ci s'en est ressentie, et elles n'ont que rarement rejoint en profondeur le niveau d'élaboration théorique, parfois philosophique, dont font preuve les textes de travail fournis par Guy Poitevin pour la rencontre.

On formulera peut-être un regret concernant le contenu-même du séminaire, à savoir que les participants activistes sociaux, étrangers comme indiens -- du moins ceux extérieurs à la V.C.D.A. et au C.C.R.S.S. -- aient en général parlé de la communication sans dépasser vraiment le stade de l'expression ou de la gestion technique de la communication, restriction de fait de la matière à sa partie apparente, pour ne pas dire à sa partie banale, malgré certaines interventions et l'attente de Guy Poitevin lui-même. Un des résultats prévisibles de l'absence de distinction entre expression et communication a été l'absence de réflexion sur le destinataire des media: on a ainsi longuement évoqué la vidéo et le cinéma sans poser vraiment le problème du public.

Faudrait-il s'en étonner ? Comment faire dialoguer tant de points de vue, tant de sensibilités culturelles et tant de spécialistes différents sur un thème aussi complexe, et aussi large: d'une part la littérature fournie représentait plusieurs centaines de pages, et d'autre part, l'éventail des sujets qui pouvaient légitimement se rattacher au thème du séminaire a tendu à recouvrir une grande partie de la sociologie et de l'anthropologie réunies.

Mais ne devrait-on pas plutôt s'étonner qu'une telle rencontre ait été possible, qu'une telle mise en commun de bonnes volontés puisse se concrétiser, qu'un désir de rencontre constructive puisse rassembler avec autant d'attention et de bienveillance réciproque, sans mépris ni fausse commisération, du professeur universitaire à la villageoise proche de l'illettrisme ? Là est l'événement principal, là est sa portée, là est son avenir, déjà assuré par les engagements de rencontre qu'on s'est donnés, dans l'élan d'une dynamique d'action et de réflexion.

« Au-delà des sept mers [40], les hommes sont comme nous » ont conclu Tarabai Ubhe et Kusum Sonawane, animatrices de la V.C.D.A. et interprètes aussi talentueuses qu'inlassables de chants de la meule !

Pierre LACHAIER et Jean PACQUEMENT



Bibliographie

HALLB A. G.et TANDON,R. (éd), 1982. Creating Knowledge: A Monopoly -- Participatory Research in Development, Delhi, Society for Participatory Research in Asia, (Participatory Research Network Series No. 1).

CHOMBART DE LAUWE, P.H., 1975. La culture et le pouvoir, Paris, Stock.

FREIRE, P., 1974. Pédagogie des opprimés, Paris, Maspero.

Ouvrages et articles de Guy Poitevin et de Héma Rairkar

POITEVIN, G., 1983. Compte rendu de Creating Knowledge: A Monopoly -- Participatory Research in Development, édité par A. G. Hallb et R. Tandon, Delhi, Society for Participatory Research in Asia, 1982 (Participatory Research Network Series No. 1), in Sociological Bulletin, 32, 2, septembre, p. 220-224.

POITEVIN, G., 1984. « Towards a Sociology for Social Action: Epistemological Consideration », présenté à la 17th All India Sociological Conference de la India Sociological Society, Surat, 28-29-30 décembre.

POITEVIN, G., 1984. Inde: Les marginaux de l'Éternel -- Idéologies de la pauvreté et identité culturelle chez les étudiants marginaux en Inde, Paris, L'Harmattan.

POITEVIN, G. et RAIRKAR, H., 1985. Inde: Le Développement, une impasse? -- trois études indiennes, préfacé par P.H. Chombart de Lauwe, Paris, L'Harmattan.

POITEVIN, G. et RAIRKAR, H., 1985. Inde: Village au féminin -- La Peine d'Exister, Paris, L'Harmattan, Édité en anglais Indian Peasant Women Speak Up, Bombay, Orient Longman, 1993.

POITEVIN, G. et RAIRKAR, H., 1991. « Travail et espaces de vie chez des femmes portefaix » in Purushartha 14, p. 95-137.

POITEVIN, G. et RAIRKAR, H., 1994. Femmes coolies en Inde -- Salariat, culture et survie en ville, préface de Thierry Paquot, Paris, Syros.

POITEVIN, G. et RAIRKAR, H., 1996. Stonemill and Bhakti -- From the Devotion of Peasant Women to the Philosophy of Swamis, New Delhi, D.K. Printworld.

RAIRKAR, H., 1969. Formes d'impôts et systèmes économiques, Poona, Samaj Prabodhan Samstha, (ouvrage en marathi).

RAIRKAR, H., 1979. L'intouchabilité devant la loi, Poona, Vishwa Karna, (ouvrage en marathi).

VON DER WEID, D. et POITEVIN, G., 1978. Inde: Les Parias de l'Espoir, Paris, L'Harmattan, Édité en anglais Roots of a Peasant Movement -- Appraisal of The Movement Initiated by Rural Community Development Association, Poona, Shubhada-Saraswat, 1981.

Textes traduits du marathi -- par Guy Poitevin, Héma Rairkar ou d'autres traducteurs -- présentés par Guy Poitevin

KAMBLE S. et KAMBLE B., 1991. Parole de femme intouchable, préface de Guy Poitevin, Paris, Côté-femmes.

KONDVILKER M., 1985. Inde: Le journal d'un intouchable (1969-1977), présenté par Guy Poitevin, préface de Madeleine Biardeau, Paris, L'Harmattan.

POITEVIN, GUY (éd), 1987. Maharashtra. Paysans et intouchables de l'Inde occidentale, textes réunis et présentés par Guy Poitevin, préface de Gilles Lapouge, Paris, Lieu Commun / Terre des autres.

PAWAR D., 1990. Ma vie d'intouchable, avant-propos de Guy Poitevin, Paris, La Découverte.

Monographies de castes

RAJPUT, J., 1991. Paddyâ âd [Derrière le rideau], introduction de Guy Poitevin, Poona, Continental Prakashan, (Traduction française Ma caste criminelle, L'Harmattan).


[1]C'est ici l'occasion de rappeler les liens anciens, scientifiques aussi bien que personnels, des deux auteurs de ce texte -- et d'autres membres de l'EFEO -- avec le C.C.R.S.S. et les personnalités qui l'animent, au premier rang desquels Guy Poitevin et Héma Rairkar, sans parler de l'accueil toujours chaleureux et serein de l'ensemble de l'organisation. Celle-ci met à la disposition de tous son expérience, les informations qu'elle a collectées et sa documentation, tout en facilitant l'accès à ses réseaux en zone rurale et dans les bidonvilles.

Nous voulons d'autre part remercier Guy Poitevin, qui nous a permis d'écrire ce texte et qui a pris le temps de répondre à nos questions sur le Centre for Cooperative Research in Social Sciences et la Village Community Development Association.

[2]Sont venus

+ de Colombie, M. Ricardo Gomez, doctorant en techniques de communication au Canada;

+ du Brésil, Mlle Eliana Costa-Guerra, présentement étudiante à l'Institut français d'Urbanisme à Paris, et M. Marcio da Souza, journaliste;

+ de Tanzanie, M. Amon Mattee, professeur à l'université d'Agriculture de Sokoine;

+ de France, M. Thierry Paquot, qui enseigne la philosophie à l'université de Nanterre et à l'École d'Architecture de La Défense, éditeur de la revue Urbanisme, fondateur de la maison d'édition Descartes & Cie.

[3]Parmi lesquels nous citerons Mmes Gargi Sen de Magic Lantern Foundation (Delhi) et Munira Sen de Madhyam (Bangalore); MM. Suresh Awasthi d'Amati Mandali (Vyara), Ajit Hari de Campus Film Society (Madras), Edwin Jayadas de B.C.O. (Bangalore), Meghnath (Ranchi), Philip Padachira de Camera (Bombay), Nitin Paranjpe d'Abhivyakti (Nasik), Sandeep Pendse de Vak (Bombay), Ratnam (Hyderabad).

[4]Mmes Tarabai Ubhe et Kusum Sonawane; MM. Sitaram Bajare, Suresh Kokate, Prabhakar Gare, Sanjay Jogdanda, Kushal Kachre, Jitendra Maid, Bhimsen Nanekar, Pandit Padalghare, Kachru Salve, Datta Shinde.

[5]Mme Hanne de Bruin, I.F.P., Pondichéry; MM. Bernard Bel, CNRS, détaché au C.S.H., Delhi, Pierre Lachaier, EFEO, Pondichéry et Jean Pacquement, EFEO, Poona.

[6]Mmes Andréine Bel, chorégraphe, Delhi et Riet Turksma, Premier Conseiller de l'Ambassade des Pays-Bas, Delhi; M. Andreas Derda, acteur, Hambourg.

[7]L'organisation mise sur pied par Achyut Apte est le Student Welfare Association (en marathi vidyârthî sâhâyyak samitî ). L'intention d'Achyut Apte était que Guy Poitevin fût un pédagogue ou un éducateur au service de ces étudiants.

[8]Guy Poitevin (1984).

[9]Héma Rairkar est l'auteur d'un ouvrage en marathi sur cette question (1969).

[10]Héma Rairkar (1979).

[11]Denis von der Weid et Guy Poitevin (1978).

[12]Le docteur Modak est un médecin d'idéologie gandhienne, qui, après l'Indépendance, a choisi de s'installer dans un village (Khanapur), où il a fondé une organisation, l'Association pour le Développement des Sahyadri ( sahyâdrî vikâs mandal ) destinée à lutter contre l'intouchabilité.

[13]Paulo Freire (1974).

[14]Parmi lesquelles, l'EHESS et le CNRS.

[15]Le statisticien V.M. Dandekar (décédé en août 1995) travailla au Gokhale Institute, dont il fut le directeur pendant de nombreuses années, puis, par la suite, à Arthabodh, une École de Poona spécialisée en économie politique, dont il est le fondateur. Son nom est associé à un « classique » sur la pauvreté en Inde (V.M. Dandekar et N. Rath, Poverty in India, 1971) et à de nombreuses enquêtes, qu'il conduisait avec M.B. Jagtap. Avec ce dernier, il a écrit un livre consacré à la vie d'un village pendant toute une année, où il décrit minutieusement les travaux agricoles et passe en revue la chronique politique, économique et judiciaire de la localité (V.M. Dandekar et M. B. Jagtap, Gâv Rahâtî « Le cycle du village », Bombay, H.V. Mote Prakashan, 1963).

[16]Y. B. Damle, sociologue, fut étudiant puis professeur au Deccan College, et ensuite à l'université de Poona, après le transfert des départements de sociologie et d'anthropologie vers ce campus. En sa qualité de président du C.C.R.S.S., c'est à lui qu'est revenu le soin d'ouvrir le séminaire « Communication Processes and Social Transformation ».

[17]P. H. Chombart de Lauwe (1975).

[18]Malgré les liens de G. Poitevin avec H. Desroches -- qui fut son directeur de recherche -l'acception du terme « coopératif » n'est pas la même que dans le « Collège Coopératif » de ce dernier, où il renvoie aux méthodes de l'économie sociale.

[19]Introduite en Inde par l'ouvrage de A.G. Hallb et R. Tandon (1982), dont Guy Poitevin a fait un compte rendu (1983).

[20]Le terme « participatory » -- que nous rendons par « participatoire » -- est à distinguer de « participant », dans le sens où l'anthropologue entend ce mot lorsqu'il fait une observation « participante ».

[21]La distance entre sujet et objet vise ici à être dépassée: l'objet devient en même temps un sujet potentiel qui produira collectivement du savoir sur lui-même, et tout d'abord pour son propre usage socio-politique.

[22]Cette dernière question, cruciale dans le contexte indien, pose le problème de la formation des animateurs sociaux: dans un pays où « surabondent » les organisations non gouvernementales, on a créé un cursus (avec des départements, et même des Écoles, comme le Karve Institute of Social Work à Poona, tout comme il y a des Instituts de « management » ou d'administration). Or ce cursus a un véritable problème de vivier: on n'y entre pas par vocation, mais par manque de place ailleurs (c'est à-dire les études d'ingénieur ou de médecine). Les titulaires d'un « Master of Social Work » se recrutent dans l'ensemble parmi les classes sociales avantagées, et leur standard de vie occasionne un dénivellement à l'égard des bénéficiaires du travail social, qui sera dans le meilleur des cas du « Welfare ». Le contexte de libéralisation économique rend la situation encore plus délicate: le discours traditionnel des organisations non gouvernementales sur la corruption du politique a été pris au pied de la lettre par le Gouvernement, qui trouve commode de se décharger sur celles-ci d'un certain nombre de tâches, de sorte que, pour ne prendre en compte que le domaine de la santé, ceux qui se retrouvent en charge de programmes ne sont plus des professionnels de la santé, mais les diplômés du « Master of Social Work ».

[23]Contestataire, et non revendicative, comme dans le cas des organisations syndicales, dont la V.C.D.A. se distingue.

[24]Il faut noter que l'enregistrement reste optionnel pour une organisation sociale ou politique en Inde, qui peut très bien exister -- y compris avec un grand nombre de membres ou d'adhérents -- sans être légalisée.

[25]Au niveau local, les groupes des volontaires de la V.C.D.A. peuvent prendre d'autres noms: on a ainsi le Mouvement des Pauvres de la Montagne ( garîb dongrî sanghanâ ) et l'Association de la Force des Femmes ( strî shaktî mandal ).

[26]Le sarpanch du village est à la tête du grâm panchâyat (mot à mot les « cinq du village », mais le nombre est variable), conseil municipal dont la compétence principale est de gérer les fonds de l'État pour l'économie locale, et donc en particulier les projets de développement agricole. On compte théoriquement un grâm panchâyat pour 2000 habitants.

[27]Ces deux femmes -- la première est maratha, la seconde est mahar -- n'ont pu aller longtemps à l'école et ont travaillé dans les champs dès l'enfance. Leurs enfants sont déjà mariés, et l'une d'elles est grand-mère.

[28]C'est le lieu de noter la constance de l'intérêt de Guy Poitevin -- qui se réfère souvent à Émile Benveniste -- pour les phénomènes de langue, et tout particulièrement pour les études de vocabulaire, tant en langue (sémiologique) qu'en contexte (sémantique), fondement principal selon lui de l'action socio-culturelle.

[29]Sessions bi-annuelles qui réunissent en moyenne 50 à 60 personnes.

[30]Parmi lesquelles on notera Ram Joshi, spécialiste de sciences politiques, qui a été Vice- Chancellor de l'Université de Bombay, et qui est l'ancien président du comité du C.C.R.S.S., et Nilkantha Rath, spécialiste d'économie agricole, qui a dirigé le Gokhale Institute à la suite de V.M. Dandekar.

[31]Ainsi, Jitendra Maid (25 ans) est de la caste des sonar (les orfèvres), mais son père est cultivateur, son frère vient d'obtenir un poste d'instituteur. Lui-même a un M.A. de journalisme et souhaiterait faire à présent un autre M.A., de sociologie cette fois-ci, quand il aura le temps, mais aussi quand son anglais se sera amélioré. Datta Shinde, d'origine chambhar (caste des métiers du cuir), est titulaire d'un diplôme d'éducation, et a un poste d'instituteur dans la région d'Indapur, à l'est de Poona. On notera qu'il a reçu des décorations de l'Etat du Maharashtra en cette qualité.

[32]On notera que le C.C.R.S.S. reçut au tout début un financement de la Direction générale des Relations scientifiques, culturelles et techniques du ministère des Affaires étrangères français octroyé par M. Guillemin.

[33]Guy Poitevin et Héma Rairkar (1994).

[34]L'un avait pour thème la littérature orale ( loksâhitya) à Nanded au début de 1995 et un second portait sur la figure de Sita à Poona en décembre 1995.

[35]Voir M. Kondvilker (1985), Poitevin (1987), D. Pawar (1990), S. Kamble et B. Kamble (1991).

[36]J. Rajput (1991).

[37]Ce n'est pas la même caste que les dhobi de l'Inde du nord. Les parit notamment, bien qu'ils occupent une place très basse dans la hiérarchie des castes, ne sont pas considérés comme intouchables.

[38]Il importe de souligner ici la difficulté pour des gens actifs dans le domaine social de quitter leur travail pendant six jours pour un séminaire.

[39]C'est le cas notamment de Philip Padachira et de Sandeep Pendse, si l'on en croit leurs propres témoignages dans les évaluations qu'ils ont envoyées à Guy Poitevin après le séminaire.

[40]Formule récurrente de la littérature orale marathi, notamment dans les ovï (en marathi sâtâ samudrâpalikade ).