L'ami Indien, Guy Poitevin (1934-2004)

Thierry Paquot

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C'est à Pune, dans le Maharashtra, où il résidait depuis 1972, que Guy Poitevin est décédé, sans que les médecins n'aient pu établir un diagnostic précis du mal qui l'a emporté. Fils de paysans de Mayenne, bon élève pris en charge par l'Eglise, il est diplômé de philosophie et de théologie (Paris et Rome) et comme prêtre, devient professeur de philosophie dans un séminaire de l'Ouest de la France. Il se rend en Inde en 1967 lors d'un voyage d'un mois à Pune et visite les villages avoisinants. De retour en France, il s'inscrit aux « Langues'0 » en sanscrit, puis l'année suivante en marathi. Après d'autres courts séjours, il s'installe à Pune en 1972, épouse Hema Rairkar, économiste et féministe issue d'une famille brahmane (son père est médecin des pauvres), acquiert la nationalité indienne en 1979 et dirige le Centre for Cooperative Association in Social Sciences, qu'il crée en 1980. Il rédige et soutient, sous la direction de Paul-Henry Chombart de Lauwe, une thèse à l'EHESS, intitulée « Aspirations étudiantes, la logique du pauvre ». On y trouve déjà ce qui caractérise la méthode-Poitevin, un subtil dosage entre l'étude du terrain (principalement à base de longs entretiens et d'enquêtes), une analyse étymologique des termes utilisés, une interprétation des mythes plus moins modernisés et une comparaison avec la culture occidentale. Ainsi, Guy Poitevin n'est pas seulement un indianiste de bibliothèque, car il ne peut se résoudre à laisser de côté l'Inde actuelle, travaillée par tant de contradictions et d'inégalités. Ainsi, Guy Poitevin n'est pas un sociologue, obnubilé par la restitution du « terrain » observé, car il veut toujours en savoir davantage sur la mythologie souterraine de telle ou telle attitude ou action. Intellectuel atypique, il l'est aussi par son engagement auprès des intouchables. Spécialiste reconnu et respecté de la littérature dalit, il ne se contente pas d'en parler il s'évertue à la faire connaître. C'est lui qui traduit plusieurs récits d'intouchables (Maharashtra. Paysans et intouchables de l'inde occidentale, Préface de Gilles Lapouge, Lieu Commun 1987 ; Parole de femme intouchable, Côté-femmes, 1991 ; Ma caste criminelle, par Jayrat Rajput, L'Harmattan, 1996) ou qui les introduit (Ma vie d'intouchable, par Daya Pawar, La Découverte, 1990). Avec Hema Rairkar, il entreprend d'enregistrer, de décrypter et d'analyser les chants que les femmes improvisent, à partir d'un canevas traditionnel, le matin lorsqu'elle prépare, seule, la farine du jour. Près de 60000 chants sont ainsi mis en fiches et étudiés (Les chants de la meule, éditions Kailash, 1997), qui constituent un corpus inestimable sur la culture populaire orale, sur les rêves et les inquiétudes de ces femmes qui chantent leurs joies et leurs peines, sur la notion de bhakti, de foi dans l'hindouisme védantin, sur la manière dont la modernité est perçue, reçue ou combattue, sur les relations au sein du couple et plus généralement de la famille. Avec le soutien de diverses institutions caritatives, il entretient une école de village pour des petites filles pauvres, forme des animateurs ruraux afin qu'ils puissent se défendre face aux manipulations des politiciens et des puissants, aide des groupes de femmes des bidonvilles à réagir aux violences conjugales, etc. Travailleur social ? D'une certaine façon oui, mais avec un principe strict : compter sur ses propres forces. Il ne voyait dans l'aide au développement que le côté aliénant et considérait que seule la solution trouvée par celle ou celui qui doit résoudre un problème est la bonne. Pas de charité business ! Un militant donc, mais aussi un savant, comme le démontre la somme publiée en 2001 – et passée inaperçue en France - au titre qui résume tous ses combats, Sortir de la sujétion (L'Harmattan) et qui explique l'émergence du sujet dans la société indienne, à partir d'histoires de vie, qu'il examine scrupuleusement. Ouvrage qui dénonce et corrige les simplifications sociologiques de nombreuses analyses, dont celle de Louis Dumont sur les castes, mais qui surtout, montre la particularité de la singularité du sujet dans l'Inde moderne. A tous les visiteurs – et ils étaient nombreux ! – qui passaient par Pune, infatigablement il martelait que l'Inde ce n'est pas la spiritualité, la non-violence, les castes et le yoga, mais le matérialisme, les violences et les inégalités sociales, les incroyables transformations suscitées par la modernité-monde et l'urbanisation. Dans cette société bouleversée, que devient l'individu ? Que pense-t-il de lui-même ? Articulant les textes traditionnels aux réflexions d'un Lévinas ou d'un Ricoeur, Guy Poitevin offre, à travers ses publications, une remarquable et originale découverte de l'Inde contemporaine. Il existe quelques cas d'individus hybrides comme lui, aussi la Fondation Charles-Léopold Mayer m'avait demandé d'aller le rencontrer, lui et Hema Rairkar, et de concevoir un ouvrage présentant à la fois leurs actions de conscientisation des intouchables et leurs recherches sur la culture populaire orale. Leur modestie empêcha la réalisation de ce projet, par contre leur accueil nous fit amis. Guy, l'ami, mon ami Indien.


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