Centre for Cooperative Research in Social Sciences
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L'orature n'est pas la littérature

Rhétoriques emmêlées

Guy Poitevin

Une préoccupation qui, selon Paul Zumthor<1>, fut propre au Moyen Age jusqu'au XVe siècle, "resurgit de nos jours avec tant d'insistance qu'elle oculte à son tour et condamne au dépérissement les traditions entre-temps constituées : quel est le poids, le pouvoir, la signifiance énigmatique de cet écran posé par le langage entre le monde où nous jeta le destin, et ce destin même, nous?"

Si les formulations de cette interrogation varièrent considérablement, c'est pour une grande part à titre "d'effet de la dualité culturelle de ce que nous nommons le Moyen Age, jusqu'au XIIIe siècle; et partiellement encore jusque vers la fin du XVe<2>" Car une rupture s'est "consommée aux Xe et XIe siècles entre l'Auctoritas du livre latin et le chant, puis l'écriture, de langue vulgaire : rupture sur laquelle il convient de mettre l'accent, plutôt que sur la fallacieuse continuité que l'on revendiqua jadis; rupture qui fonda la totalité impliquée dans la nouvelle institution poétique", celle de la poésie romane.

Opposition d'une culture de l'écrit, du livre et de la lettre, dont le fondement résida dans la perpétuation d'habitudes latines, réassumées par une intelligence sans cesse en éveil et soucieuse de n'être pas dupe; et d'une culture de l'oralité, de la voix, des concaténations fugitives de mots, et des sons. Des interférences se produisirent de l'une à l'autre. Mais leur confluence n'aura lieu, aux beaux jours du premier humanisme, que chez ces oubliés, ces méconnus de tous, que furent les Grands Rhétoriqueurs français et bourguignons, sujets de Philippe le Bon ou de Charles le Téméraire, de Louis XI, de Charles VIII, de Louis XII... Eux seuls assumèrent la dualité de cet acquis, et en auraient asuré la transmission jusqu'à nous, si les fringants ambitieux de la "Renaissance" ne les avaient écartés d'un revers de main<3>.

Dès lors, une tradition s'instaure, itération incessante, que sous-tend un effort pour maintenir une continuité autre : celle d'un sens surdéterminé, à tout instant reconstitué après coup, car jamais on ne le posséda pleinement dans le moment du dire. "Ma chanson, à mesure qu'on l'entend davantage, gagne en vertu chemin faisant" chante l'un des premiers troubadours. Tentative pathétique pour saisir l'infinité absente de la parole prononcée, isolée, bulle dans le vent de la voix, oeuvre toujours désoeuvrée : fidèle à ce qui, par d'autres, fut dit, plutôt que loyale, dans l'acception que put donner à ces mots un monde où la relation d'homme à homme l'emporta sur la relation des hommes à la loi<4>.

Notre propos porte sur un exemple indien de cette opposition entre culture de l'écrit et culture de la parole. La rupture est celle qu'instaure de par sa différence même, spontanément, comme sans le vouloir, la poésie de tradition purement orale et féminine des chants de paysannes composant pour elles-mêmes et se transmettant entre elles seules, sur l'ensemble du sous-continent indien, depuis des siècles, un immense corpus de chants de la mouture, corpus lui aussi désoeuvré, c'est-à-dire plus fidèle à lui seul que loyal à la loi littéraire et idéologique des pandits et des swamis<5>.

Il s'agit d'une rupture à plusieurs titres similaire à celle de la poésie romane. Les chants de la meule s'inscrivent au Maharashtra dans une rupture elle aussi vulgaire et séculaire, maintenue probablement depuis les mêmes siécles médiévaux quand vers les xiième et xiiième siècles la langue vernaculaire, prakrit, marathi se constitue par décalage vis a vis de sources sanskrites qui avaient l'écrit pour fondement et ses literati pour autorité. Il s'agit aussi tout autant d'une poésie populaire chantée. Il en alla et en va toujours d'elle à cet égard comme de la poésie romane des trouvères et troubadours.

Parmi les facteurs qui, entre le ixème et le xiieme siécle, déterminèrent l'émergence de ces formes poétiques, il faut compter l'importance alors considérable de la mémoire et de la voix comme moyen principal de transmission. D'où la nécessité de procédés mnémotechniques (certains, anciens; d'autres inentés) qui prennent valeur fonctionnelle : cadence, figures stylistiques particulières (parallélisme, rime, refrain) constituent désormais un aspect essentiel de la poésie. En langue vulgaire, les caractères mimiques (geste, chant, rythme thématique fort) prennent un grand développement : on en arrive, après 1200, à insérer des chansons dans des ouvrages narratifs ou didactiques.<6>

La langue des chants de la meule souffre même encore plus que la poésie romane de la rusticité de sa syntaxe qui la disqualifie pour exprimer de subtiles articulations logiques ou affectives. Elle n'en a cure d'ailleurs. Cette faiblesse rhétorique est compensée<7> par le geste, la voix, le rythme, la rime et la mélodie.

D'un point de vue linguistique, c'est donc le concours de rhétoriques entre-mêlées qui doit retenir notre attention. Le régime d'orature s'inscrit en rupture de littérature à trois niveaux. Trois différences constitutives le spécifient comme régime linguistique distinct. Notre propos voudrait spécifiquement focaliser sur leur confluence.

Le premier niveau est celui du contexte dans lequel l'oral se met en oeuvre comme acte et mode de communication, instaurant un procès de communication spécifique.

Le contexte est d'abord ici la mouture comme acte physique de travail, avec les mouvements du corps tout entier, les scansions de la voix et du souffle, les bruits de la maison et des bracelets, etc. La mouture est à entendre, qui plus est, avec toutes les connotations socio-culturelles qui s'y attachent sémantiquement en tant que symbole prégnant et synecdoque de la condition tout entière de la paysanne, telles que celles-ci se la représentent dans le répertoire même des chants, donc dans le moment sémiotique lui-même que nous étudions. Laissant toutefois de côté cet arrière plan sémantique pour ne considérer que l'expérience des "vers sur la meule" en tant que signe sémiotique immédiat, l'événement acquière pour les chanteuses elles-mêmes la valeur d'une expérience de parole exemplaire qui s'est articulée dans un dicton marathi : "A moins de mettre la main au manche (de la meule supérieure pour tourner le moulin), nul vers ne vient à l'esprit." Lors du recueil du texte verbal des chants, des femmes d'âge mur qui les avaient pourtant pratiqués de nombreuses fois dans leur jeunesse, disaient avoir du mal à simplement se les remémorer et que pour ce faire il leur faudrait s'asseoir à nouveau à la meule et commencer à tourner le moulin comme autrefois, "alors seulement on pourrait se rappeler les chants." Le lien est organique entre le travail de mouture à la meule à main, le matin, aux premières heures de l'aube, et la parole chantée, et cette parole est organiquement liée, dans son sémantisme, aux représentations que la meunière entretient sur sa condition.

Le lien est aussi organique entre cette parole chantée et la présence (fût-elle virtuelle ou implicite) d'une compagne avec qui on chante à l'unisson. D'où l'injonction impérieuse de chanter. Nul ne saurait moudre en silence, il faut s'extérioriser. Des chants s'en prennent à la jeune brue introvertie, timide ou renfrognée qui ne veut pas chanter. Des anciennes font même pression sur elle en lui faisant peur : "personne, fût-ce ton frère, pas même un saint homme de passage demandant l'hospitalité, ne mangera du pain que tu auras façonné avec de la farine moulue en silence." Le lien interpersonnel est essentiel à la parole chantée : s'il faut parler au moulin c'est pour constituer ce lien. Le signe est 'sym-bole', unification d'êtres distincts. La tradition des 'vers sur la meule' n'existerait pas "en tant qu'elle-même", dans son identité -et n'existe plus- quand cette intention manque. Le chant sur la meule n'est jamais un a parte. Il a toujours un vis à vis, comme le conte ou le mythe ont toujours un auditoire. Sevrés de leur destinataire, réduits à l'état de pur texte, récités, enregistrés, archivés, ils ne sont plus qu'objets mentaux capables de trainer n'importe comment dans les esprits de n'importe qui, des mélodies capables d'être chantonnées par n'importe quel individu ou commercialement récupérées; ils cessent d'être signes de communication linguistique liant des sujets distincts. Ils ne sont plus langage, acte de parole; ou ils sont autrement, cet autrement ne nous intéressant plus ici. Un événement sémiotique, dans un régime oral, a toujours un répondant, fût-il virtuel. Même une femme chantant seule à sa meule le matin, hérite d'une tradition qui fait qu'elle reçoit un chant qui lui est adressé par des génératiions qui l'ont précédée et n'hérite de cette tradition que pour s'adresser à toutes ses soeurs d'aujourd'hui et de demain. Un conte ou un mythe, de même, tant qu'ils ne sont pas morts, devenus purs textes, fossiles, ou lettre morte, mais restent eux-mêmes, existent toujours dans un rite, une fête, un carnaval, une célébration collective, une liturgie, un auditoire, quel qu'il soit, famille, clan, caste, ethnie, region, nation, etc.

Le deuxième niveau est celui de la signature, du fait voire de la revendication d'autorité ou de propriété sur l'acte de langage à la fois comme acte d'articulation et comme acte de partage de savoir. Le signe linguistique oral n'existe que dans le flot d'une tradition collective, qui se nourrit d'elle-même sans cesse, se reprend, évolue, se transforme, vit et change selon ses porteurs. Un conte, un mythe, un chant de la meule n'a pas d'auteur : tous sont l'auteur, et chacun se reconnait dans la parole d'un autre; une tradition collective est d'autant plus signifiante et riche pour chacun qu'elle est commune. La parole chantée lie des êtres distincts dont elle fait une communauté sans émousser leur autonomie. Car dans l'acte de performance, le conteur, le narrateur du mythe, l'acteur de théâtre, la femme qui chante ajustent, changent, colorent, modifient s'il le faut leur parole et leur mélodie selon les reactions du répondant ou de l'auditoire auquel ils s'adressent. La reconnaissance mutuelle est un procès de mémoire de soi.

Trois traits structuraux sont ici caractéristiques :

Toute production orale est lié à un espace et à un temps déterminés. L'acte est donc fugitif. La parole toutefois, une fois émise, s'inscrit dans la mémoire de tous. L'oralité construit la mémoire. L'écrit, par l'atout de remémoration qu'il représente, peut éteindre la mémoire et sa vitalité.<8> Platon<9> nous avait déjà averti que l'écriture est la cause de l'oubli et non son remède. Au dieu Theuth qui lui apporte les lettres qu'il vient juste d'inventer comme "médecine pour la mémoire", le roi d'Egypte Thamus ne se laisse pas persuader de les communiquer à ses sujets:

Cette connaissance aura pour résultat chez ceux qui l'auront acquise, de rendre leurs âmes oublieuses, parce qu'ils cesseront d'exercer leur mémoire; mettant en effet leur confiance dans l'écrit, c'est du dehors, grâce à des empreintes étrangères, non du dedans et grâce à eux-mêmes, qu'ils se remémoreront les choses. Ce n'est donc pas pour la mémoire, c'est pour la remémoration que tu as découvert un remède.

Le troisième niveau est celui de la semiosis ou du procès de signification comme production et transmission de sens au moyen de signes. La tradition linguistique des chants de la meule, comme tout procès oral de transmission de sens, échappe au domaine du verbalisé et du verbalisable à double titre, comme poésie et comme mélodie.

Comme poésie d'abord, les chants par le rythme et la rime de leur texte comportent une part irréductible, celle du poétique qui transfigure la langue et n'est point en cela verbalisable par celle-ci. Comme mélodie surtout, sans doute dans la foulée du poétique, comme son extension, mais en fait de façon totalement autonome, la forme sémiotique musicale se libère par essence du support des mots dont la poésie doit bien encore faire sa matière voire son prétexte.

Les théoriciens médiévaux tentaient "de définir le discours poétique en fonction de causes finales : delectatio, firmitas memoriae, lucida ac venusta brevitas, principes qu'illustrent des préceptes concernant l'euphonie et la noblesse du vocabulaire.<10>" Ce sont là des qualités propres aussi à la tradition des chants de la meule. Il est vrai aussi que pour ces chants comme pour les langages poétiques romans, c'est le vers qui joue un rôle capital dans la structuration de la phrase. Il sert de moule et de catalyseur<11> pendant que les formes rythmiques agissent sur la matière verbale pour produire des combinaisons de mots et de phrases où le rythme du vers coincide avec une structure syntaxique des plus simples.

Les vers ne sont pas des mètres définis, mais des rythmes, des cadences, des formes dynamiques, une "proportionalité constitutive de structure<12>", des mouvements phonétiquement accordés, la rime n'étant que le dernier de ces accords en fin de distique<13>. Les termes de modulatio, de consonantia et de connumeratio des Anciens et des théoréticiens médiévaux peuvent nous convenir pour qualifier la forme du rythme poétique de nos chants si l'on identifie le rythme ou la modulatio "dans la pratique, avec l'application simultanée de certaines règles d'isosyllabisme et d'homophonie", la consonantia pouvant indiquer l'homophonie et la connumeratio l'isosyllabisme.

Si le vers est le lieu de la structuration poétique, et le distique l'unité qui module les deux vers de chaque chant, sur les plans formel et sémantique à la fois, dans une co-incidence ou con-sonance rythmique unique, forme sémique insécable et complète en elle-même, c'est alors qu'intervient le facteur définitivement déterminant qu'est la mélodie. La poésie des vers composés sur la meule est indissociable de la musique qui les restructure à nouveaux frais de l'intérieur. C'est ainsi que les signes linguistiques, rythmiques et mélodiques qui composent un distique, trouvent au-delà de leur valeur propre; dans l'unité du chant -qui est toutes ces dimensions intégrées les unes aux autres- une nouvelle valeur définitive. C'est la coalescence, la cohérence ou la connivance de la parole et du chant qui sont en fin de compte significatives. En d'autres termes, pourquoi les femmes disent-elles ce qu'elles ont à dire en chantant plutôt qu'en parlant? Qelle est la dimension de parole qu'elles arrivent à réaliser plus facilement à travers cette forme de chant?

L'étude sémiotique porte donc sur la triple confluence

  1. d'une parole qui bien que n'ayant jamais été couchée par écrit et n'ayant jamais joui de l'autorité qui s'attache par ailleurs aux Ecritures de la culture hégémonique, n'est point étrangère aux contraintes de la lettre, de la prosodie et du discours intelligible, et n'est point donc sans avoir ses propres habitudes lexicales, syntaxiques et semiotiques;
  2. d'une forme poétique qui bien que n'obéissant à aucun canon ni à aucune norme métrique au sens strict, assemble en toute spontanéité les mots dans des séquences rythmées et rimées, les arrachant ainsi à la banale prosodie du langage quotidien;
  3. d'une mélodie qui transfigure le tout à son tour quand la dynamique propre de la semiotique musicale emporte les mots avec leurs lettres, leur phonétique et leur sens dans une argumentation sémantique d'un tout autre ordre.

Notes

<1> Paul Zumthor, Langue Texte Enigme, Paris: Seuil, 1975, 23.

<2> Ibid.

<3> Ibid. 23.

<4> Ibid. 9..

<5> Cf. Guy Poitevin, Hema Rairkar, Le chant des meules,De la piétré des paysannes à la philosophie des pandits, Paris : Kailash, 1997.

<6> Ibid., 109.

<7> Ibid., 111.

<8> Giorgio Agamben, "L'origine et l'oubli. Parole du Mythe et Parole de la Littérature", in Image et mémoire, Paris: Editions Hoèbeke, 1998, p.45-63. Victor Segalen, Les Immémoriaux, Paris : Plon, 1956, p.6-7, 160,

<9> Platon, Phèdre, 274-275, trad. L. Robin, 1933, Les Belles Lettres

<10> Paul Zumthor, ibid., 107.

<11> Ibid., 115.

<12> Ibid., 128.

<13> L'hypothèse généralement admise est qu'étymologiquement, le français rime vient du latin rythmus, cf. Paul Zumthor, op. cit., p. 125-143.