Projet: Traditions Orales Populaires et Action Socio-Culturelle au Maharashtra (Inde)
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Les traditions populaires
Des atouts stratégiques

 

Le défi : les traditions populaires, des atouts disputés

 

Le fait est que les traditions orales populaires sont souvent appropriées par d'autres que leurs héritiers naturels comme atouts d'enjeux stratégiques à des fins de domination. Des communautés se les réapproprient comme atouts de cohésion interne, de survie ou de progrès. Des ONGs les utilisent à des fins didactiques. La mémoire peut être mobilisée pour maintenir la sujétion comme pour fomenter la rébellion, pour de simples gains commerciaux aussi bien.

Aujourd'hui en Inde, des courants postsmodernistes répudient les Lumières et ridiculisent les concepts de "laïcité", "rationalité" ou de "progrès" (Sarkar 1997:103-4). Ils appartiennent à une vaste moyenne classe dont les membres les plus développés aspirent à s'élever vers des positions où ils sont

sucked into globalizing processes that promise material consumerist dividends at the price of dependency. A binary combination of 'material' advancement and 'spiritual' autonomy through surrogate forms of cultural or religious nationalism is not at all uncommon for such groups. Hindutva, with its notable appeal in recent years among metropolitan elites and non-resident Indians, embodies this combination at its most aggressive. (Sarkar,1997:107)

Des formes superficielles d'indigénisme rétrograde nourrissent les nostalgies d'une intelligentsia moderne déracinée et frustrée :

A vague nostalgia that identifies the authentic with the indigenous,... locates both in the pasts of an ever-receding community, or a present that can consist of fragments alone. Through an enshrinement of sentimentality, a subcontinent with its manifold, concrete contradictions and problems become a kind of dream of childhood, of a grihalakshmi presiding over a home happy and beautiful, by some alchemy, in the midst of all its patriarchy. (Sarkar, 1997:108)

Des études récentes ont souligné l'apparente contradiction de discours prônant la continuité pour légitimer et réaliser le changement au nom de transformations émergeant du sein même de traditions : quel statut peuvent avoir des concepts de transformation sociale et culturelle quand de tels changements se produisent sans solution de continuité avec la tradition et au nom de celle-ci? D'ailleurs,

Implicit in the binary opposition between tradition and modernity is the assumption of a stagnant past and a dynamic present. It is as if tradition represents continuity and modernity expresses the power of transformation. The problems of such simple oppositions have long been recognized. Inverting the opposition and discovering forces of transformation within tradition has its problems. While this does historicize tradition, it tends to overemphasize change and underestimate the significance of continuities. (Champakalakshmi and Gopal 1996:1)

Une série d'études a récemment attiré notre attention sur les centaines de narrations de l'histoire de Ram en Inde, dans l'Asie du sud-est et au-delà (Richman 1992), selon une perspective semblble proche de la nôtre dans l'étude du personnage de Sita dans les chants de la meule (Poitevin 1997).

It is true that particular tellings have attained various degrees of dominance and/or popularity (Valmiki, Tulsi, the televised Ramayana). Nonetheless, there have always been contesting voices. Where Hindu Ramayanas have predominated, Jain and Buddhist Ramayana poets have criticized or questioned those texts by producing their own tellings. Where male dominance has been prescribed by textual traditions, women's Ramayana songs have expressed alternative perspectives that are more in keeping with women's own concerns. Our essays suggest that the Ramayana tradition permits endless refashioning of the story, sometimes in actual opposition to the ways in which the story has previously been told. (Richman 1992:7-9)

 

Ceci soulève des questions d'ordre méthodologique et épistémologique : sur quoi peuvent se fonder des individus et des communautés pour s'approprier avec succès dans un contexte totalement différent d'anciens récits et des traditions populaires? Comment légitimer de telles stratégies culturelles? Jusqu'à quel point des communautés locales peuvent-elles revendiquer pour leur patrimoine culturel oral une telle capacité de consolidation de leur identé présente, au plan du développement matériel ou des transformations sociales, dans un environnement socio-cultuel si radicalement modifié? Quelles peuvent êtres les conditions de validité d'une telle herméneutique? Quels peuvent être les règles d'une réappropriation éthiquement saines? Comment éviter les écueils de l'obscurantisme communaliste, de la manipulation politique, de l'empathie fantaisiste, de la lecture anachronique, del'identification archaique, de l'exploitation commerciale? etc...

 

Cadre théorique

 

Confronté à une aussi vaste série de questions, il importe de commencer par définir un cadre épistémologique approprié à l'étude des traditions orales, et de préciser les perspectives théoriques et pratiques qui peuvent guider cette étude. Quatre axiomes paraissent à cet égard incontournables.

 

Oralité et démocratie : un espace politique

Axiome 1 : la démocratie relève de l'oralité, la domination plutôt de l'écriture.

 

La démocratie est essentiellement affaire de parole adressée et échangée avec des semblables, de foi dans la parole donnée, de débat public, d'opinion publique animée et éclairée par des jeux de questions enchainées, de réajustement en commun des perspectives. C'est ainsi que la démocratie a commencé et fonctionné en Grèce sur la place publique et sur la force de la parole proférée en public, sur l'oralité et l'auralité : l' "orature", par opposition à l' "écriture". Les textes qui résumaient les décisions n'étaient pas à proprement parler des textes de loi investis d'une autorité absolue parce qu'ils étaient des écrits, mais des aides-mémoire pour se souvenir des décisions prises en commun et liant les citoyens sur la force des consentements et des engagements pris de vive voix.

Dans nos sociétés occidentales, l'écrit est devenu prépondérant. L'évolution vers de plus en plus de modernité y a reposé sur un développement des techniques de l'écriture -- lequel s'est aussi accompagné d'un renforcement du pouvoir des élites dominantes: celles-ci, par l'écriture, imposaient leur contrôle social et culturel avec des Ecritures (au plan de l'expérience religieuse), des Constitutions (au plan des relations politiques), des Codes juridiques (au plan de la société civile), des textes Législatifs (au plan des identités nationales), tous investis de valeur universelle. L'écrit est synonyme d'homogénéisation de normes s'imposant à tous et de validité générale.

Il faut prendre la mesure des caractéristiques majeures de l'écriture et des changements qu'elle peut entraîner et imposer dans le domaine de la religion, de l'économie, du politique et du droit pour comprendre l'importance qu'accordent des groupes d'action socio-culturelle en Inde comme ailleurs dans le monde aux traditions orales de catégories sociales réprimées et à la prise de parole de leurs représentants.

Selon Michel de Certeau (Certeau 1984:170, 185), la différence se marque de façon particulière au XVIe siècle, quand la culture née de Gutenberg instaure une discrimination entre l'écrit et l'oral. En déterminant la culture populaire comme orale, une élite se définit par l'écrit et elle circonscrit la 'civilisation' à l'intérieur de ce que fait l'écriture -- de la langue même, identifiée au 'bon usage' des 'auteurs,' des écrivains, à la science et à ses procédures. Elle est convaincue que "l'écriture refera la société". D'où l'importance si grande accordée à l'alphabétisation et le dédain pour les analphabètes traités d'illettrés -- comme s'ils ne disposaient pas déjà de la lettre d'une langue. Au XVIIIe siècle et à la Révolution, l'écriture est "l'indice du pouvoir que la bourgeoisie éclairée se donne", un instrument pour "faire l'histoire" aux mains d'une catégorie sociale. Le siècle des Lumières marque "le règne de l'écriture normalisatrice".

L'anthropologue britannique Jack Goody a consacré ses recherches à étudier ce qui fait la spécificité de la logique de l'écriture et les premiers effets de l'écrit sur l'organisation sociale et le développement des communautés humaines.

Au plan des religions, l'écrit donne un caractère universaliste et éthique aux religions qui se transmettent par l'écriture, à la différences des autres qui restent plutôt locales, nationales et ethniques, et considérées pour ces raisons comme "primitives, "païennes", "arriérées" en un mot, appelées à s'accomplir dans des religions de l'Ecriture (Wanegffelen 1997). Les religions de l'écrit sont donc généralement des religions prosélytes et non plus seulement des religions dans lesquelles on est né. L'écriture privilégie des dogmes. Elle érige des repères d'appartenance et d'orthodoxie comme on marque des frontières. L'écrit demande la conversion et produit le fidèle et le dissident. Avec l'écrit la vérité revêt un sens différent car des Ecritures officielles en deviennent la référence, et non plus l'expérience des individus ni des personnes.

Au plan du droit, la loi remplace la coutume et la justice est associée à un code écrit et des preuves écrites qui ont plus grande valeur que le témoignage oral. L'écriture certifie et légitime. Elle garantit la propriété de biens. Elle permet ainsi la substitution de textes à la réalité. Depuis lors, des pétitions et des demandes doivent se faire par écrit et des promesses de fonctionnaires non couchées par écrit se dénient impunément. La simple parole du pauvre s'envole avec le vent et celle des autorités devient irresponsable.

En bref, l'essentielle nouveauté de la forme écrite est d'une part un processus d'universalisation et de généralisation des lois, règles et normes; c'est d'autre part l'appropriation du pouvoir par des élites "lettrées" ou "instruites," et d'autre part des mécanismes correspondants de formalisation des rapports humains. Autrement dit, c'est la marginalisation de l'individu qui n'a que la parole, celui qui est l'auteur de ses paroles, dont il est en quelque sorte dépouillé, dépossédé.

L'oral par contre reste local et spontané, et chacun y a équivalemment accès : chacun peut s'emparer de la langue à ses fins pour dire sa pensée, pour se dire. Si l'écrit est l'argument du pouvoir des puissants, la parole est l'atout du contre-pouvoir des faibles et des humiliés.

 

Tradition orale et innovation : un espace de dynamique culturelle

Axiome 2 : la mémoire parlée est un processus de répétition créatrice.

 

Systèmes de savoir, les traditions orales dans le processus de leur transmission organisent et interprètent le donné en fonction de modèles cognitifs propres. Or il est significatif que dans le cas de cette mémoire parlée, ces modèles, inscrits dans la langue d'une génération ou d'une communauté donnée, opèrent toujours dans le présent. Ce qui pour une communauté et sa tradition mérite d'être remémoré ce n'est pas le passé. La mémoire parlée ne se préoccupe pas d'enregistrer des réminiscences ni d'archiver des documents. Elle ne cherche pas des arguments pour écrire l'histoire d'hier. Elle ne se souvient que par un procès de connaissance qui opère dans le présent et procède par réinterprétation de choses remémorées pour mieux penser l'avenir et viser le futur.

Les deux leviers constitutifs d'une tradition parlée sont la répétition et la variation. Il ne sert donc à rien d'en chercher la vraie forme originelle pour en faire une norme authentique, pas plus que son auteur singulier. Les traditions orales ne portent point de signature d'identification ni d'authenticité comme des écrits (Poitevin, Rairkar 1996:256-258) qui seuls sont lus pour être récités par coeur et cités verbatim avec le nom de leur auteur. Les traditions orales sont actes de parole dans une communauté qui les reçoit comme siennes après les avoir entendues selon ses besoins du moment et s'il le faut, à cet effet, remodelées. Il est ainsi congénital aux traditions orales de se présenter sous de multiples variantes. Leur répétition implique leur réinvention : elles n'existent que sous forme de versions plus ou moins divergentes. La mémoire parlée n'est point une re-citation mécanique par coeur, mot à mot. Les contes ou épopées ne sont retenus mot pour mot que dans les sociétés où l'apprentissage repose sur l'alphabet, la lecture et l'écriture. En subordonnant la parole à l'oeil et la réalité au regard, le texte écrit éteint la voix (Detienne 1981:81-82).

La nécessité pour une tradition orale de toujours se redire et se répéter spécifie l'autorité, l'authenticité et le statut de l'oralité comme mode de transmission : seul l'accord d'une communauté comme la connivance d'un groupe d'auditeurs dont la mémoire est réactivée, assure l'existence d'une tradition orale d'un interprète à l'autre, en même temps qu'elle l'autorise et l'authentifie (Jakobson 1973:59-72). Une communauté la porte et seule la communauté peut la modifier. Ce controle collectif permet de la comparer à une langue qui n'a aussi d'existence que par consensus collectif (Detienne 1981:83-85).

Ces caractéristiques font de la mémoire parlée un acte de connaissance, des traditions orales des savoirs et de l'acte de leur transmission dans une communauté un espace de dynamique culturelle. Dans une culture au régime de communication orale les mots, les récits, les mélodies, les proverbes, les épopées, etc. sont sans cesse soumis à des procès de variation créatrice grâce à leur répétition même pendant que l'accord de la communauté leur donne sur le champ valeur de vérité. La communauté appréhende en eux l'identité qu'elle se donne et autorise à ce moment là jusqu'à ce qu'une autre audition appelle un autre acte de réappropriation et de réinvention. Le groupe se reconstitue toujours à nouveau sans solution de continuité dans chaque acte de mémoire parlée.

 

Savoir indigène et configuration sociale : un espace anthropologique

Axiome 3: des processus exogènes de développement, pour être viables, doivent tenir compte des connaissances, des représentations et des valeurs endogènes.

 

Les sciences sociales et humaines, ces cent cinquante dernières années, se développent en se construisant comme disciplines spécialisées avec des corpus de catégories spécifiquement constitutives d'un domaine propre, indépendant et autonome. Ces catégories conduisent ensuite à la définition de concepts opératoires et à l'élaboration de procédures méthodologiques appropriés aux champs de recherche ainsi délimités. Il ne s'agit pas de nier la validité ni la nécessité de tels champs d'investigation ni l'opérationalité des outils conceptuels qui en constituent les réalités en objets de savoir. Il devient toutefois évident que trop de spécialisation et d'indépendance disciplinaires occultent les liens et les dépendances vitales qui lient organiquement, au plan empirique comme au plan théorique, les divers niveaux -- social, culturel, politique, rituel, économique, symbolique, etc. -- et les diverses dimensions -- anthropologique, idéologique, psychologique, physique, sociologique, esthétique, biologique, etc. -- des réalités étudiées.

Un deuxième méfait encore plus grave de cette construction de champs de savoir isolés par des systèmes d'outils disciplinaires autosuffisants est la ségrégation voire l'aliénation du chercheur, de sa recherche et du savoir qu'il produit : l'agir et la conscience des sujets humains étudiés deviennent des objets que le chercheur tient à distance de sa recherche pour ne point contaminer celle-ci. Les opinions des acteurs humains, les savoirs indigènes, les pratiques ancestrales, les représentations et les sentiments spontanés, les systèmes symboliques transmis par des traditions autonomes tendent à être déconsidérés comme des singularités subjectives étrangères à la rationalité d'un savoir universel qui n'a point à se préoccuper ni rien à recevoir du sens commun des particuliers. Le regard entrainé du spécialiste ne peut que différer de la vue courte, de la conscience naïve et des traditions trop locales de ceux qui manquent d'expertise générale. La science se crée par opposition à celles-ci.

Cette approche est particulièrement nocive lorsqu'il s'agit de l'étude des processus effectifs de transformation sociale, culturelle et matérielle, où le rôle des traditions orales populaires est prépondérant en dernier ressort. Leur appréhension et leur prise en compte s'imposent donc au premier chef. Il ne peut ensuite y en avoir d'appréhension pertinente; de réappropriation légitime et de réutilisation fructueuse que si ceux qui en sont les dépositaires et les héritiers sont directement impliqués dans le travail d'interprétation et d'analyse. D'une façon générale la conscience vive d'un acteur social ne peut être proprement appréhendée par le seul regard d'un observateur étranger : la participation de l'acteur humain est requise dans le processus analytique lui-même. A oublier ce principe, les traditions populaires risquent de devenir des objets de savoir folkloriques disponibles à toutes fins de stratégies étrangères. L' "autre" folklorique fait partie du "nous" et du savoir sur l'homme universel (Wallerstein1997:57).

 

Orature et littérature : un espace linguistique

Axiome 4 : l'orature n'est pas la littérature

 

Toute production orale liée à un espace et à un temps déterminés, est acte de parole fugitif. La parole toutefois, une fois émise, s'inscrit dans la mémoire de tous. L'oralité construit une mémoire. L'écrit, par l'atout de remémoration qu'il représente, peut au contraire éteindre la mémoire et sa vitalité (Agamben 1998:45-63, Segalen 1956:6-7, 160). Platon (1933:274-275) nous avait déjà averti que l'écriture est la cause de l'oubli et non son remède. Au dieu Theuth qui lui apporte les lettres qu'il vient juste d'inventer comme "médecine pour la mémoire", le roi d'Egypte Thamus ne se laisse pas persuader de les communiquer à ses sujets:

Cette connaissance aura pour résultat chez ceux qui l'auront acquise, de rendre leurs âmes oublieuses, parce qu'ils cesseront d'exercer leur mémoire; mettant en effet leur confiance dans l'écrit, c'est du dehors, grâce à des empreintes étrangères, non du dedans et grâce à eux-mêmes, qu'ils se remémoreront les choses. Ce n'est donc pas pour la mémoire, c'est pour la remémoration que tu as découvert un remède.

La mémoire recourt en particulier à la poésie et à la mélodie. L'une et l'autre en deviennent naturellement des objets privilégiés d'analyse et d'expérimentation méthodologique. C'est ainsi que la tradition poétique et musicale des chants de la meule en Inde s'avère un domaine particulièrement indiqué pour des recherches sur l'oralité, car comme tout procès oral de transmission de sens, elle échappe au domaine du verbalisé et du verbalisable à double titre, comme poésie et comme mélodie. Le premier niveau d'analyse en est celui de la semiosis ou du procès de signification comme production et transmission de sens au moyen de signes, les signes étant ici ceux de la poésie et de la mélodie.

Comme poésie d'abord, les chants par le rythme et la rime de leur texte comportent une part irréductible, celle du poétique qui transfigure la langue et n'est point en cela verbalisable par celle-ci. Comme mélodie surtout, sans doute dans la foulée du poétique, comme son extension, mais en fait de façon totalement autonome, la forme sémiotique musicale se libère par essence du support des mots dont la poésie doit bien encore faire sa matière voire son prétexte.

L'oralité est affaire de rythme mélodique et de prosodie auditive. Les théoriciens médiévaux tentaient "de définir le discours poétique en fonction de causes finales : delectatio, firmitas memoriae, lucida ac venusta brevitas, principes qu'illustrent des préceptes concernant l'euphonie et la noblesse du vocabulaire. (Zumthor 1975:23)." Ce sont là des qualités propres tout aussi bien à la tradition orale des chants de la meule indiens. Pour ces chants comme pour les langages poétiques romans, c'est le vers qui joue un rôle capital dans la structuration de la phrase. Il sert de moule et de catalyseur pendant que les formes rythmiques agissent sur la matière verbale pour produire des combinaisons de mots et de phrases où le rythme du vers coincide avec une structure syntaxique des plus simples.

Les vers ne sont pas des mètres définis, mais des rythmes, des cadences, des formes dynamiques, une "proportionalité constitutive de structure", des mouvements phonétiquement accordés, la rime n'étant que le dernier de ces accords en fin de distique. (L'hypothèse généralement admise est qu'étymologiquement, le français rime vient du latin rythmus, Zumthor 1975:125-143). Les termes de modulatio, de consonantia et de connumeratio des Anciens et des théoréticiens médiévaux peuvent nous convenir pour qualifier la forme du rythme poétique de nombreuses traditions orales indiennes. Si l'on identifie le rythme ou la modulatio "dans la pratique, avec l'application simultanée de certaines règles d'isosyllabisme et d'homophonie", la consonantia peut indiquer l'homophonie et la connumeratio l'isosyllabisme (Zumthor 1975:125,128).

Si le vers est le lieu de la structuration poétique, et le distique l'unité qui module les deux vers de chaque chant, sur les plans formel et sémantique à la fois, dans une co-incidence ou con-sonance rythmique unique, forme sémique insécable et complète en elle-même, c'est alors qu'intervient le facteur définitivement déterminant qu'est la mélodie. C'est ainsi que la poésie des vers composés sur la meule est indissociable de la musique qui les restructure à nouveaux frais de l'intérieur. Les signes linguistiques, rythmiques et mélodiques qui composent un distique, trouvent au-delà de leur valeur propre; dans l'unité du chant -qui est toutes ces dimensions intégrées les unes aux autres- une nouvelle valeur définitive. C'est la coalescence, la cohérence ou la connivance de la parole et du chant qui sont en fin de compte significatives. En d'autres termes, pourquoi les paysannes de l'Inde disent-elles ce qu'elles ont à dire en chantant plutôt qu'en parlant? Qelle est la dimension de parole qu'elles arrivent à réaliser plus facilement à travers cette forme de chant?

L'étude sémiotique (Bel 2000) porte donc sur la triple confluence

1) d'une parole qui bien que n'ayant jamais été couchée par écrit et n'ayant jamais joui de l'autorité qui s'attache par ailleurs aux Ecritures de la culture hégémonique, n'est point étrangère aux contraintes de la lettre, de la prosodie et du discours intelligible, et n'est point donc sans avoir ses propres habitudes lexicales, syntaxiques et semiotiques;

2) d'une forme poétique qui bien que n'obéissant à aucun canon ni à aucune norme métrique au sens strict, assemble en toute spontanéité les mots dans des séquences rythmées et rimées, les arrachant ainsi à la banale prosodie du langage quotidien;

3) d'une mélodie qui transfigure le tout à son tour quand la dynamique propre de la sémiotique musicale emporte les mots avec leurs lettres, leur phonétique et leur sens dans une argumentation sémantique d'un tout autre ordre.

Nos tentatives méthodologiques portent sur ce que nous appellerons l'orature, l'objet d'investigation privilégié choisi pour cette tentative étant un cas remarquable d'immense et pur phénomène de parole poétique chantée, celle de la tradition séculaire féminine des chants de la mouture en Inde, 'matrimoine' oral spécifiquement distinct d'autres traditions orales féminines de ce pays et d'autres formes musicales apparentées. Cet héritage n'eût jamais recours à aucun support écrit pour se constituer et survivre jusqu'à nous aujourd'hui. Cet exemple indien d'opposition entre culture de l'écrit et culture de la parole s'instaure par une rupture, celle qu'instaure de par sa différence même, spontanément, la poésie d'une tradition purement orale et féminine de chants de paysannes se transmettant entre elles seules, sur l'ensemble du sous-continent indien, depuis des siècles, un immense corpus de chants de la mouture, corpus lui aussi "dés-oeuvré", c'est-à-dire plus fidèle à lui même que loyal à une loi littéraire et idéologique.


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